jeudi 10 juin 2010

La contradiction de la survivance

On croise sur une page le mot Ethon et, par association d'idées, forcément, on pense à Othon Mataragas, dont on avait découvert en mars 2008 le morceau ensorcelant When I Leave You. Othon Mataragas est un pianiste grec, mais une espèce de multi-talent puisque musicien compositeur, performeur, acteur (chez Bruce LaBruce - et c'est à ce titre que son nom était entré dans notre quotidien), et on en passe. Il fait partie d'une petite clique qui nous plaît puisqu'elle fait se côtoyer des artistes comme Marc Almond, Antony Doherty (oui, de Antony & the Johnsons - même si plus ça va et plus on le trouve horripilant), Christophe Chemin, etc. Bref, que des gens de bonne compagnie. Mais Othon ne chante à notre connaissance pas. C'est l'Italien Ernesto Tomasini l'interprète. On écoute cette version en direct, enregistrée au Royal Theatre de Manchester, en mai 2008.



Et si les manières de Tomasini peuvent sans nul doute irriter quelque peu, il n'empêche, la chanson est étourdissante. Bien sûr à cause des accords de piano que Mataragas frappe littéralement sur le clavier. Ensuite à cause de la voix haut perchée de Tomasini, qu'il sait toutefois moduler, tempérer, sans renoncer à tomber dans les graves ni à scander les phrases. Justement, ces phrases, ces paroles. La chanson raconte un amour qu'on suppose entre deux hommes, en tout cas elles sont chantées par un homme et destinées à un homme. Et il nous dit quoi? Que, ensemble, ils vivent le bonheur. Il dit: "The skies turn blue (…) When I'm with you." Et il le répète: When I'm with you. Bon. Jusque-là, tout va bien. Sauf que. Il se réveille une nuit, d'accord. Avec un homme dans son dos, d'accord. Il croit que c'est lui, d'accord. Se laisse faire, d'accord. Raté. C'était un autre. Ça arrive. Et ensuite? When I'm with you? Non. Fini.
Et on se souvient d'avoir littéralement sursauté en prenant brutalement conscience du glissement des paroles. Ce When I'm with you devenait soudain, sans qu'on s'en rende compte parce que précisément à ce moment-là la voix monte dans les aigus, sans qu'on l'entende parce que la chanson se termine quasiment et qu'on a été bercé par ce ressassement du When I'm with you, sans qu'on en prenne note parce que l'interprète mâche volontairement le verbe de la phrase pour mieux susciter l'ambiguïté, ce When I'm with you devenait donc When I leave you.
When I leave you.
Merde, avait-on pensé, naïf et tarte, encore un amour fichu. Encore une relation qui, comme l'écrivait Bertolt Brecht dans La Ballade du Souteneur (Die Zuhälterballade en allemand, notre chanson préférée de L'Opéra de Quat' Sous), "aber doch in die Binsen gehen sollte"; littéralement: "qui pourtant devait forcément aller dans les roseaux". L'expression signifie que quelque chose échoue, foire, part en eau de boudin comme on dit familièrement.
Humpf.

Puis, à l'époque, en entendant la voix de Ernesto Tomasini, on avait forcément repensé à Klaus Nomi. Contre-ténors tous les deux, adeptes d'une préciosité décalée, mélangeant les genres musicaux (musique classique et chant lyrique vs. rock et pop pour Nomi, vs. musique indépendante pour Mataragas & Tomasini), jouant sur l'ambiguïté sexuée comme sexuelle - on ne pouvait que les relier. Du coup, on avait réécouté l'album de 1981 qui portait son nom, et notamment You Don't Own Me, puisque dans cette chanson-là aussi il était question d'amours entre garçons.



Et là encore on avait été frappé de constater la justesse des propos.
Que chante Klaus Nomi: qu'il a le droit d'aimer qui il veut, y compris des garçons, que la société n'a pas à s'immiscer dans ce choix amoureux et que, grosso modo, il les emmerde. Ce sur quoi il semble pour beaucoup aujourd'hui complètement superflu d'insister (vraiment?) est à l'époque, en 1981, alors que l'homosexualité est encore pénalement interdite dans de nombreux pays occidentaux (sans oublier qu'elle est alors encore classifiée en tant que maladie mentale), un petit scandale. Tout comme le personnage que Klaus Nomi s'est construit.
Puis on s'était évidemment demandé si la modernité des paroles conservait une contemporanéité? Ce qui valait en 1981 valait-il en 2008, voire vaut-il en 2010? Oui, évidemment, même s'il y a eu des progrès.
Puis on avait écouté le reste de l'album en se disant que: primo que, malgré quelques désuétudes, ce Klaus Nomi de 1981 était toujours impeccable; secundo que plus personne ou quasi (à part nous qui avons vécu cette période) ne se souvenait aujourd'hui ni de Klaus Nomi ni de sa musique. Klaus Nomi († RIP) est mort très tôt des suites du sida, en 1983, à peu près au moment on le virus a été isolé. Du coup, de fil en aiguille, on pensait à tous ces artistes morts trop jeunes du sida, aujourd'hui donc presque oubliés et dont la contemporanéité ne s'est pas encore souvenu, dans une période dont la maturité n'est pas encore totale pour faire resurgir ces artistes d'alors: Klaus Nomi donc, mais aussi Hervé Guibert, Jürgen Baldiga, Øystein Ziener. Non, on arrête d'égrener les perles de ce collier de chagrin. Ils étaient donc oubliés en 2008, et en 2010 tout autant, et cette prise de conscience était au propre comme au figuré plombante. Aujourd'hui, ça fait penser à cette phrase d'Alain Souchon (oui, je sais…): "Est-ce que tu m'aimeras encore dans cette petite mort?"

Et là, tout de suite, on associe cette pensée triste d'alors à la lecture d'un passage de Marcel Proust, qu'on a reçu hier par Luftpost et que nous a adressé un M. décidément toujours aussi généreux. Un envoi qui fait suite à nos échanges sur, je le cite, "la mémoire, le souvenir et le deuil". On en avait parlé ici, ici, et ici. L'ouvrage, publié en 2009 chez Rivages, est en réalité un extrait tiré de Sodome et Gomorrhe de notre cher Marcel et intitulé par l'éditeur Les Intermittences du cœur. À la réception du livre, on avait presque sursauté puisqu'un post tout récent était consacré à ce sujet, les intermittences. Une coïncidence qui ne pouvait que nous plaire.
Et donc Marcel écrit - et on finit là-dessus:
Mais jamais je ne pourrais plus effacer cette contraction de sa figure, et cette souffrance de son coeur, ou plutôt du mien; car comme les morts n’existent plus qu’en nous, c’est nous-mêmes que nous frappons sans relâche quand nous nous obstinons à nous souvenir des coups que nous leur avons assénés. Ces douleurs, si cruelles qu’elles fussent, je m’y attachais de toutes mes forces, car je sentais bien qu’elles étaient l’effet du souvenir de ma grand’mère, la preuve que ce souvenir que j’avais était bien présent en moi. Je sentais que je ne me la rappelais vraiment que par la douleur, et j’aurais voulu que s’enfonçassent plus solidement encore en moi ces clous qui y rivaient sa mémoire. Je ne cherchais pas à rendre la souffrance plus douce, à l’embellir, à feindre que ma grand’mère ne fût qu’absente et momentanément invisible, en adressant à sa photographie (celle que Saint–Loup avait faite et que j’avais avec moi) des paroles et des prières comme à un être séparé de nous mais qui, resté individuel, nous connaît et nous reste relié par une indissoluble harmonie. Jamais je ne le fis, car je ne tenais pas seulement à souffrir, mais à respecter l’originalité de ma souffrance telle que je l’avais subie tout d’un coup sans le vouloir, et je voulais continuer à la subir, suivant ses lois à elle, à chaque fois que revenait cette contradiction si étrange de la survivance et du néant entre-croisés en moi. Cette impression douloureuse et actuellement incompréhensible, je savais non certes pas si j’en dégagerais un peu de vérité un jour, mais que si, ce peu de vérité, je pouvais jamais l’extraire, ce ne pourrait être que d’elle, si particulière, si spontanée, qui n’avait été ni tracée par mon intelligence, ni atténuée par ma pusillanimité, mais que la mort elle-même, la brusque révélation de la mort, avait, comme la foudre, creusée en moi, selon un graphique surnaturel et inhumain, un double et mystérieux sillon. (Quant à l’oubli de ma grand’mère où j’avais vécu jusqu’ici, je ne pouvais même pas songer à m’attacher à lui pour en tirer de la vérité; puisque en lui-même il n’était rien qu’une négation, l’affaiblissement de la pensée incapable de recréer un moment réel de la vie et obligée de lui substituer des images conventionnelles et indifférentes.) Peut-être pourtant, l’instinct de conservation, l’ingéniosité de l’intelligence à nous préserver de la douleur, commençant déjà à construire sur des ruines encore fumantes, à poser les premières assises de son oeuvre utile et néfaste, goûtais-je trop la douceur de me rappeler tels et tels jugements de l’être chéri, de me les rappeler comme si elle eût pu les porter encore, comme si elle existait, comme si je continuais d’exister pour elle.

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