L'échange de points de vue avec M. l'autre jour sur la mélancolie et le souvenir ne cesse de me travailler - et lui aussi puisque nous ne nous lassons pas de nous envoyer des mails à ce sujet.
Dans son premier message, M. disait:
J'ai souvent remarqué la chose suivante. Dans les nighters, quand j'entends la reprise du standard de Ben E. King, Stand By Me, sorti en 1961, et réinterprété par l'immense Derrick Morgan en 1968, je suis comme terrassé par une certaine tristesse. Et ce bien que je sois le premier à danser. Bien que le morceau dans le style skinhead regage soit gai (puisque l'usage dichotomique stérile et réducteur veut que l'on oppose l'œuvre triste à l'œuvre gaie), d'autant plus que Morgan a supprimé les violons moroses de King et suivi le rythme syncopé en deux temps (le fameux 2-tone) propre à ce que l'on nomme désormais de façon générique le ska. Avant de continuer, on écoute l'original, puis la reprise.
Alors certes, c'est évidemment une question de goût - je préfère personnellement la seconde, rien de nouveau sous le soleil jamaïcain. Cette porte ouverte défoncée, on peut passer à d'autres choses, on peut se poser d'autres questions.
La version originale a bercé mon enfance, et là non plus rien d'exceptionnel. En fervent admirateur du Dr Freud, j'ai tendance à penser que certaines productions artistiques, ici la musique, que nous avons découverts pendant notre enfance ont sur nous une influence plus prégnante (mais aussi plus insidieuse) qu'on veut bien le croire. Même sans parler d'émotions artistiques (qui elles nous marquent définitivement, voire nous transforment, voire orientent notre vie), certaines musiques ont le chic pour s'imprégner en nous de façon durable et ne cesser de nous émouvoir pour le restant de nos jours.
Stand By Me a tout le potentiel requis. Les paroles font évidemment penser à une rupture, les claquements de doigts à une attente, les violons dégoulinants rehaussés par les chœurs féminins font l'effet d'une longue plainte douloureuse. Je ne donne donc pas cher de mon émotivité d'enfant d'avoir été, consciemment ou pas, volontairement ou pas, été influencée par Ben E. King.
Et pourtant, à mon sens, Derrick Morgan a su transcendé l'original. Il a exacerbé la douleur présente dans le morceau. Par son phrasé d'abord, qui détache les mots, les isole et renforce la solitude et grâce auquel il finit par penser le contraire de ce qu'il dit - confer le "No I won't [silence] Be afraid" finit par signifier que, si, il va avoir très très peur. De même, ses petits geignements à intervalles réguliers peuvent s'entendre soit comme des critiques moqueuses dirigées contre lui, ou comme des façons de rehausser sa solitude, sa douleur.
Bon. Tout ça est bien beau, mais on est dans l'affectif à plein.
Afin de poursuivre la pensée de M., qu'est-ce qui fait que je suis plus ému par la version de Derrick Morgan que par celle de Ben E. King? - outre les préférences musicales sus-nommées, outre le potentiel émotif de la chanson, etc.
Ne serait-ce pas davantage une expérience qui remonte à l'enfance, lors de l'écoute de Ben E. King - que ce soit une émotion artistique ou un événement émotif puissant vécu? Quelque 20 voire 30 années plus tard, l'écoute de la reprise vient réactiver ces souvenirs pourtant oubliés et amplifie l'émotion présente que, pourtant, je mets sur le compte de la qualité de la version de Derrick Morgan.
Ne serait-ce pas alors le souvenir de l'événement d'autrefois qui vient perturber l'écoute d'aujourd'hui? Le corps a une mémoire, les émotions aussi. Re-sollicitées, plus que jamais lorsque l'effet est inexplicable, c'est-à-dire quand on n'est pas en mesure de les associer à un événement du passé, celles-ci atteignent une puissance de frappe décuplée. La mélancolie devient exagérée.
Mais en parlant du passé…
On peut aussi faire une autre expérience. Avec une de mes chanteuses de ska préférées, la grande Phyllis Dillon. Qu'on a cantonnée aux reprises. à tel point qu'elle n'a plus chanté, est revenue à son travail de bibliothécaire, il a fallu attendre le début des années 90 pour qu'elle revienne sur scène et que… elle meure d'un cancer en 1994, prématurément.
En 1967, elle reprend un morceau des Shirelles, A Thing Of The Past, de 1961 lui aussi.
Le morceau a-t-il un potentiel mélancolique?
Sans doute, mais la version des Shirelles est plate, leurs voix monotones, la musique terne. Alors que la voix de Phyllis Dillon est nettement plus modulée, dont la tristesse est rehaussée par le saxophone de Monsieur Tommy McCook. Du coup, on se redit cette tautologie: oui, il y a bien évidemment une qualité artistique (ou pas) qui révèle une œuvre, ici un morceau de musique. Et ce indépendamment du souvenir que l'on peut garder dudit morceau.
On se quitte sur Dame Phyllis. Avec les Shirelles pour comparer.
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