mercredi 28 avril 2010

L'aveu de faiblesse

Du roman de Trude Marstein, j'avais traduit ce passage:
Vera Sætre m’a dit: «Ne sois pas aussi exigeante envers toi, Anna. Sois simplement celle que tu es, essaie de na pas être tout le temps en lutte comme tu l’es. Si tu n’es pas une fille parfaite ni une grande sœur parfaite, alors sois une fille non-parfaite et une grande sœur non-parfaite.»
© Gjøre godt, Trude Marstein, Gyldendal Forlag, 2006
© Faire le bien, traduit par Jean-Baptiste Coursaud, éditions Stock, 2010


Ce matin, j'ai traduit celui-ci:
Peter claque ses mains contre ses cuisses, relève la tête, plisse les yeux dans le soleil. Il demande: Dis-moi, Julia, tu songes à retravailler? Moi: Je ne sais pas… Je ne crois pas que, pour moi, ça vaille franchement le coup de travailler. Ça induirait que je mette les enfants au jardin d’enfants et les places me coûteraient une petite fortune. Ce que je gagnerais d’un côté je le perdrais de l’autre. Peter: Ce qui signifie? Moi: Ce qui signifie que je vais continuer comme avant. Lui: Bon… Nous ne disons rien pendant quelques secondes. Puis Peter reprend la parole: Mais… le fait de recevoir des prestations sociales… Je réponds, du tac au tac: Ça ne me pose aucun problème. Lui: Bon… Moi: Certains doivent aussi y avoir recours. Lui: Qu’est-ce que tu veux dire? Moi: Il y aura toujours, dans une société, des gens qui ont besoin d’être soutenus. Lui, en regardant dans sa tasse: Certes. Mais tu veux faire partie de ces gens-là? Moi: Pourquoi devrais-je coûte que coûte faire partie des plus forts? Peut-être qu’au fond je fais partie des faibles. Certains doivent donner et d’autres recevoir. Il secoue la tête, les yeux perdus dans le sable. J’ajoute: Certains font ce qu’ils peuvent. Peter répond: Enfin, Julia… Personne ne peut se fixer pour mission d’être faible, voyons…
© ibidem

Faire le bien, le roman de Trude Marstein, porte décidément bien son nom.
Il s'agit certes d'un roman moral. Moral puisqu'il pose la question, à travers 118 personnages confrontés de façon individuelle à cette problématique: qu'est-ce que ça signifie d'être quelqu'un de bien? est-ce que je suis quelqu'un de bien? est-ce que je fais des bonnes choses? suis-je quelqu'un de généreux? est-ce que je réponds présent(e) quand mes proches, les autres, ont besoin de moi?
Le corollaire de ce questionnement écorne au passage, on le voit ci-dessus, la place de l'individu dans notre société - néolibérale, individualiste, où seule compte la rentabilité, que ce soit celle d'un produit ou d'un individu; c'est en gros ce que vit tout particulièrement un des personnages qui, si elle ne fait pas bien (c'est moi qui souligne) son travail, elle se retrouvera au chômage. La société, dit en creux Trude Marstein, ne réserve aucune place aux plus faibles. Pire: on ne peut pas faire aveu de faiblesse (que la raison de cette faiblesse soit sociale, médicale, professionnelle ou autre), on doit être fort, on doit se déclarer fort comme on se déclare en amour, en politique. On doit s'engager à être fort, on doit prêter serment d'allégeance à la force (de travail, de caractère, de santé, etc.). Tout accès de faiblesse, tout manquement à la force mène 1) chez la psy, 2) à l'exclusion par les proches.
Alors que faire? Que dire?
Ça? Cette cheville narrative?
Nous ne disons rien pendant quelques secondes.


Et cela me fait penser à toutes ces chansons sur les rude boys, dans le ska jamaïcain des années 60. J'en ai déjà parlé ici. Ceux qu'on appelait les rudies ou les rude boys, donc, étaient ces jeunes souvent venus des campagnes pour profiter de la soudaine (et brève) richesse de Kingston. Beaucoup, une écrasante majorité, se retrouvent sans rien: sans emploi, sans argent, sans toit. Et c'est là que commencent les violences. Un répertoire considérable des morceaux de ska porte sur ces violences, où chanteurs et chanteuses implorent les rude boys de s'assagir, de laisser tomber les armes - de rentrer dans le rang, en somme. Ces chansons sont pour la plupart des condamnations des violences. Voire, certaines sont des reproduction de procès chez le juge (on en cite deux: le célébrissime Judge Dread de Prince Buster ou Dreader Than Dread de Honey Boy Martin). Lee Perry s'est lui aussi fendu d'un morceau de ce genre, Set Them Free. Mais comme Lee Perry adorait être la mouche du coche, l'empêcheur de penser en rond, lui a pris le parti de la défense. On écoute son plaidoyer.

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