mardi 13 avril 2010

Rester stoïque

Qui me demandait l'autre jour si ce n'est pas difficile, parfois, de traduire des passages émouvants, chargés d'émotions, tragiques, tout ça? Je ne sais plus qui. Ce que je sais, ce que là, tout de suite, il faut bien se blinder pour rester stoïque devant ça, ce monologue intérieur:
Oooh, mais qu’est-ce qu’elle a qui va pas, cette petite chérie ? demande une dame dans la cinquantaine. Elle a des joues rondes et plissées derrière des verres de lunettes énormes. Je recoiffe les cheveux d’Aurora, les enlève de son front et les coince derrière ses oreilles. Elle a avalé du white-spirit, je réponds. Et là j’éclate en sanglots. Je veux lui répondre, mais tout ce que j’arrive à dire c’est : Je… Puis : C’est… J’essaie de m’excuser parce que je pleure mais j’arrête pas et tout ce que j’arrive à dire c’est : J’ai juste… Et la dame qui me répond : Ma pauvre femme… J’abandonne. Je m’essuie les yeux. Je serre Aurora fort tout contre moi. Je regarde une affiche qui représente du pain complet, du poisson et des légumes. Me revient alors en mémoire cette fois où j’étais devant la fenêtre, à l’étage, et que j’ai vu une voiture foncer à toute allure dans la Bergers gate. Je me suis aussitôt imaginé Aurora, heurtée par le pare-chocs, propulsée en l’air et rejetée par terre, son corps qui s’écrase sur l’asphalte. Rien que d’y repenser mon cœur bat à mille à l’heure et je suis prête à fondre en larmes une seconde fois. Ce jour-là je m’étais dit : si ça arrivait, ma vie serait bousillée. Mais je me rappelle m’être dit, après : pourtant il faut que j’y sois préparée, parce que je ne suis pas à l’abri d’un accident pareil. Je m’étais dit enfin : si ça doit se faire, alors pourvu que ce soit sans douleur, rapide, comme une bête sauvage qu’on abat. Un animal libre et heureux, et puis… pof. Terminé. Finie la vie de ma fille. Et la seule pensée réconfortante que je pourrai avoir c’est que ma fille aura eu une vie joyeuse même si celle-ci a été courte. C’est à des situations comme ça qu’il faut que je me prépare, parce qu’elles peuvent tout à fait avoir lieu. Et si jamais elles avaient lieu, ma vie à moi elle continuera. Je m’étais dit aussi : tu deviendras dingue si tu ne te prépares pas à l’éventualité que ce genre d’accident puisse avoir lieu.
© Gjøre godt, Trude Marstein, Gyldendal Forlag, 2006
© Faire le bien, traduit par Jean-Baptiste Coursaud, éditions Stock, 2010

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