Le passage en question:
Moi : Tu n’aimes pas les enfants ? Elle : Non, pas tellement. Et en l’entendant dire ça j’ai envie de lui prendre la tête et de lui cogner le crâne contre le bitume jusqu’à ce qu’elle dise qu’elle aime les enfants. Tout le monde aime les enfants, et si jamais on n’aime pas les enfants, on ferme sa grande gueule et on se tait.
Outre l'hypermodernité de la dernière phrase, évidemment aussi, elle me rappelle le recueil de nouvelles d'Annie Saumont, Moi les enfants j'aime pas tellement, publié en 1990, chez Syros qui lançait pour l'occasion une collection de nouvelles — et le livre coûtait… 65 francs!
Annie Saumont a eu sa petite reconnaissance dans les années 80-90. Une reconnaissance méritée. Elle demeure sans doute LA grande nouvelliste française, et elle n'est sans doute plus beaucoup lu aujourd'hui, mais qui lit des nouvelles en France aujourd'hui? (Ou, pour se poser la question autrement: quelle maison d'édition daigne publier des nouvelles aujourd'hui?)
La littérature française des années 80, entre autres mouvements littéraires, a été fortement marquée par ce que l'on pourrait définir comme un pendant français au dirty realism américain, qui correspond également à la percée du polar social, qui évolue en parallèle avec lui. Dans les motifs, la fiction s'intéresse aux petites gens qui mènent des petites vies, aux déclassés, à cette misère sociale, souvent urbaine, autant de gens qui vivotent à coup de petits boulots, de prestations sociales et d'avenir en berne. Ce que Pierre Michon, avec son recueil homonyme, nommait en 1984 les Vies minuscules. Parmi ces écrivains, on compte aussi Vincent Ravalec, Pascal Garnier († RIP - il est décédé le 5 mars dernier et notre amie Martine a très bien parlé de son univers littéraire, on peut lire sa nécro ici) et enfin Annie Saumont.
Leur style est aussi particulier. Il s'agit d'une écriture sans afféteries, qui souhaite coller le plus possible à la langue parlée, qui ne cherche pas à faire joli mais à faire vrai. Qui en somme essaie de s'éloigner de la littérature telle qu'elle est souvent canonisée. Qui infuse de l'oralité, ou plutôt de la vocalité - pour citer la somme éditoriale de Gilles Philippe et Julien Piat, dans leur ouvrage La Langue littéraire, consacré à l'histoire de l'écriture romanesque française. Dans les deux cas, il s'agit d'écrire la fiction comme on parle dans la réalité. L'oralité va pousser ce désir de réalisme en insufflant du langage parlé dans les dialogues, alors que la vocalité part d'une volonté d'écrire la prose dans sa totalité, c'est-à-dire le récit et non plus seulement les dialogues, en ayant recours à cette langue parlée, à ce langage quotidien, à ce registre relâché. Une littérature alittéraire, donc. Une littérature sans les poncifs de la littérature et qui ce faisant devient de la littérature. Une littérature qui met de la littérature là où a priori il n'y en pas - et ce de façon totale puisqu'elle le met à la fois dans ses motifs (l'histoire, le cadre fictionnel, les personnages, l'action, etc) et dans son écriture (les dialogues, les récits, le vocabulaire, le style).
En traduction, et je l'ai déjà dit à maints reprises, traduire la langue parlée est souvent un défi car cette même langue parlée vieillit à toute vitesse: en collant à un discours oral trop moderne, on risque de composer une écriture qui, dans 5 ou 10 ans, brille par son obsolescence, est tout de suite datée. On peut s'interroger sur la raison qui explique pourquoi ce réalisme dans l'écriture d'une part fonctionne la plupart du temps dans un texte rédigé en langue originale, d'autre part risque avec le temps de sonner faux dans un texte traduit. Est-ce ce devoir de fidélité auxquels nous sommes astreints, nous traducteurs, et qui nous oblige à coller au texte, qui nous empêche de faire le pas de côté pour le coup nécessaire afin de se rapprocher encore davantage (peut-être plus d'ailleurs) de la langue vers laquelle on traduit. Comme si cette fidélité induisait dans le cerveau une limite qu'on ne parvient pas à dépasser par peur de ne pas être fidèle au texte original, alors qu'au-delà de cette limite se trouve la vraie langue, cette vocalité à laquelle on aspire tant.
Je me suis souvent rendu compte que l'écriture d'Annie Saumont constituait une bonne source d'inspiration pour qui doit travailler sur une traduction dont l'écriture emprunte au langage parlé. Puisqu'il faut toujours aller vers la littérature française pour trouver des solutions aux problèmes de traduction (pour qui évidemment traduit vers le français): la solution ne se trouve jamais ni dans le texte original ni dans la langue original, mais bien dans la langue française. Et justement, pour restituer l'écriture de Trude Marstein, qui a énormément recours aux dialogues, et donc à la langue parlée (même si, pour le coup, on est davantage dans l'oralité que dans la vocalité), on s'inspire volontiers d'Annie Saumont.
Moi les enfants j'aime pas tellement.
Le titre comme le postulat, donc.
Janne, la jeune femme dont il est question dans le roman de Trude Marstein ne les aime pas non plus, donc on va citer Annie Saumont dans la nouvelle qui ouvre le recueil cité supra, intitulée La gifle du mardi. Et ce passage, on l'adore à maints égards. Raison de plus pour le copier in extenso.
Un mardi quand on l'a vu devant la grille il était pas tout seul. Le grand. Avec lui y avait une fille.
Elle regardait l'arbre auprès des cabinets. Elle a dit, Un arbre ses branches ça fait comme des bras suppliants lancés vers le ciel.
On a eu le cœur gros. Tant d'efforts pour supporter sans broncher les emmerdes, la gifle hebdomadaire, c'était vraiment pas la peine. C'était pas la peine d'être devenu comme qui dirait insensible. Maintenant voilà qu'on craquait à cause d'une fille qui parlait des arbres.
Lançant vers le ciel des bras suppliants.
Les arbres.
Nus les bras. C'était l'hiver.
Le grand il a fait les présentations. Dis bonjour à ma copine Ginette. Tiens voilà le gniard que je dresse. C'est pas de la tarte.
Il a dit encore. Approche.
On a pas bougé.
Il a fait un pas en avant.
V'lan.
La tarte, justement.
On est resté tête basse. On a entendu la voix de la copine. Ginette. Une voix en sucre filé. Elle disait, Pauv' môme oh t'es vache. C'était dit très doux. Ça soulageait pas mal.
Si y a une chose que faut pas faire devant les grands (ou bien les vieux) c'est chialer.
Ça les agace.
On le sait parce qu'ils se gênent pas pour le dire.
Arrête de pleurnicher, tu nous agaces (papa). Et aussi, Tu vas te noyer dans tes larmes (maman).
Arrête de pleurnicher merde t'es agaçant (le commis boulanger). Et aussi, Je vais plus pouvoir t'employer pour m'aider à porter le pain, tu le mouilles.
Le grand si on pleure il dit, T'en veux une autre?
De baffe.
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