jeudi 22 avril 2010

Le souci de l'autre

Je dois traduire cette phrase, toujours de Trude Marstein:
Det er ingen å bry seg om, alle bare bryr om seg selv!

Å bry seg om noen est un verbe qui pose quasi systématiquement un problème à traduire. Souvent parce que la phrase dans laquelle il est employé complexifie le choix de traduction.
En gros, c'est s'inquiéter pour quelqu'un, se faire du souci pour quelqu'un.
L'anglais a un mot parfait pour ça. Simple, court, qui claque - ce genre de mots dont la langue anglaise a le secret: To care. Le mot est d'ailleurs tellement juste, tellement adapté que le langage médical l'a adopté en français. On appelle ça le caring.
Dans la phrase telle que Trude Marstein l'a construite, ainsi qu'on le voit sans peine, la formulation est répétée - une répétition où les deux subordonnées indépendantes s'opposent dans le sens.
On pourrait traduire ainsi:
Personne ne soucie de personne, tout le monde se soucie de soi.
L'idée c'est celle-ci.
C'est une fausse bonne idée. Et pour trois raisons.

• Primo.
On oublie de traduire ce bare, cet adverbe restrictif qui signifie, que, seulement, exclusivement, etc. L'emploi de ce bare donne un sens péjoratif à la seconde indépendante. Sous-entendu: les gens sont égoïstes et ne pensent qu'à eux.
• Secundo.
Nous avons lu nos classiques. Nous avons lu Michel Foucault. Nous nous sommes arrêtés longuement sur cette construction a priori surprenante en français, Le souci de soi, qui est donc aussi le tome 3 de la monumentale (au sens propre) Histoire de la sexualité.
Michel Foucault a introduit une idée essentielle avec ce souci de soi. Après s'être libéré des jougs (sociaux, moraux, médicaux, politiques) qui pèsent sur nous dès notre naissance, qui nous empêchent d'être nous-mêmes, il faut ensuite penser à soi. Être soi-même, c'est se libérer et c'est aussi se soucier de soi. Et ça, cette phrase, cette pensée, il faudrait toujours l'avoir en tête, à chaque heure.
Le sens positif du souci de soi de Michel Foucault nous empêche d'employer la formulation pour l'appliquer à la phrase du personnage de Trude Marstein puisque, ici, le sens est négatif, péjoratif.
• Tertio.
N'oublions pas justement le titre du roman de Trude: Faire le bien. Je répète: Faire le bien. Tout le roman, les 118 voix du roman, ressasse cette idée: être quelqu'un de bien, faire des choses bien et bonnes et belles pour les autres, être présent, être attentif. Ça veut dire quoi, tout ça, à une époque où l'individualisme règne en maître?

Qu'est-ce qui précède cette phrase, dans le texte de Trude?
Et non seulement y a rien dans cette ville, mais y a rien qui soit susceptible de nous faire peur. Rien qui soit susceptible de nous faire pleurer. Tout le monde va su-per-bien. [Et j'ajoute donc la phrase dans sa forme temporaire:] Personne ne soucie de personne, tout le monde se soucie de soi.
On le lit, la phrase est construite sur le mode de l'explication logique, imparable, qui amène une conclusion qui doit être effrayante. Qui plus est, cette construction fonctionne sur un principe de répétition des formulations (y a rien / rien qui soit susceptible de / de nous faire), puis sur un principe d'antinomie des formulations (tout le monde / personne).
À cette difficulté s'ajoute la structure narrative, qui est celle du dialogue et impose de ne pas trop complexifier le propos, de plutôt aller vers un langage simple, d'autant qu'il est exprimé par une adolescente qui a justement tendance à avoir un registre de langue plutôt relâché. À cet égard, peut-être même que le soit susceptible de est trop soutenu; peut-être qu'un tout simple puisse suffirait.
Une solution serait peut-être d'employer le penser à quelqu'un que j'ai à plusieurs reprises employé ci-dessus. Dans la seconde indépendante, cela fonctionnerait à merveille: Tout le monde ne pense qu'à soi. Or, ça ne va plus pour la premier: Personne ne pense à personne. Le sens induit devient celui de la pensée, du fait de songer à quelqu'un: on est davantage dans l'activité intellectuelle et non dans l'altruisme, dans le soin.
Et le fait même qu'on ait tendance à préférer ce penser montre à quel point le lexique de la langue française est influencé par la pensée. Je l'avais déjà expliqué ici, en montrant que les langues germaniques utilisaient les cinq sens alors que le français préféraient la pensée.
Alors?

Allons nous faire aider. Puisqu'on n'est jamais trop aidé.
Que nous dit la base CRISCO, ce site/dictionnaire des synonymes?
(…)
Il faut faire un choix.
Et le voici, mon choix:
S'inquiéter.
S'inquiéter dans les deux sens. C'est-à-dire être inquiet = être angoissé, et s'inquiéter pour quelqu'un = se tracasser pour quelqu'un. Exactement comme avec le souci: avoir des soucis = être inquiet et se soucier/se faire du souci poru quelqu'un = s'inquiéter pour quelqu'un.
La traduction va baisser d'un ton au niveau du registre et on va introduire une petite phrase qui elle-même introduira la suite. Eu égard à tous les paramètres que j'ai énoncés plus haut. Cela donne:
Et non seulement y a rien dans cette ville, mais y a rien qui puisse nous faire peur. Rien qui puisse nous faire pleurer. Tout le monde va su-per-bien. Pas d’inquiétudes. Personne qui s’inquiète de personne, juste des gens qui s’inquiètent de leur pomme.

Moi je trouve que ça fonctionne.
Au niveau de la construction, du sens, du rythme.

On ne saurait terminer cette explication sur le souci de soi, le souci de l'autre et la volonté de faire le bien sans montrer deux choses.
1) Cette photo, qu'on a déjà montrée:
Et qui signifie L'homme bon; qui est en réalité un titre, ou plutôt le début d'un titre, dont la totalité dit: Der gute Mensch von Sezuan; qui est en fait une pièce de théâtre de Bertolt Brecht qu'on va voir ce soir même à la Schaubühne avec l'ami T, puisque notre actrice égérie, Jule Böwe, y joue. Un titre traduit en français par: La Bonne Âme du Se-Tchouan.

2) Ce morceau, Make Good, de Stranger Cole et Gladstone Anderson. Un morceau qui nous fait toujours un peu pleurer (eh oui - "Mama always told me: "Life is worth living"") tout comme Stranger Cole nous fait toujours un peu pleurer dès qu'on le voit en interview aujourd'hui, lui qui a 65 ans cette année, a l'air d'un très vieux monsieur, avec la sagesse que peuvent avoir certains très vieux messieurs ou certaines très vieilles dames.
Il nous fait un peu pleurer (décidément: "Oh I'll make good!"), comme le souhaiterait le personnage de Trude Marstein. Il chante avec Gladdy Make Good, donc, qui est la traduction anglaise du titre du roman de Trude, Gjøre godt, Faire le bien en français - et une fois de plus cette succession de coïncidences nous ravit.

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