vendredi 9 avril 2010

Le regard de l'autre posé sur soi

Et je constate avec stupeur le petite horreur que je glisse en traduisant une phrase ainsi, en glissant un mot de deux lettres dont la phrase française peut pourtant très bien se passer:
Hanna ne porte pas sa perruque aujourd’hui.

Ladite Hanna est une jeune adolescente atteinte d'une maladie grave (une leucémie?) et dont on sait plus haut dans le texte que ses jours sont comptés, que c'est une question de mois avant qu'elle ne meure. La personne qui la voit, qui parle et prononce la phrase en question, est une amie de la mère de Hanna.
En introduisant l'adjectif possessif sa dans la phrase qu'elle prononce, je colle littéralement sur la tête de la jeune Hanna une perruque, comme si celle-ci était a priori inamovible, comme si la norme (dans le sens le plus médical du terme) voulait que Hanna soit invariablement fichée d'une perruque. Autrement dit, je fige Hanna dans son état de malade, je la réduis à sa maladie. Ou plutôt: comme elle est observée, le regard posé sur elle est celui du bien-portant (l'amie de sa mère) qui a une opinion arrêtée sur celle que Hanna est forcément. Selon elle, Hanna ne peut que être coiffée d'une perruque; évoluer autrement revient à exhiber une certaine monstruosité, et c'est ça l'horreur que je glisse avec cet adjectif possessif. L'horreur puisque le français pourrait aussi dire, et c'est moi qui souligne:
Hanna ne porte pas de perruque aujourd’hui.

Employer l'article partitif sous-entend que Hanna évolue tantôt avec une perruque, tantôt, comme c'est le cas dans le moment T du roman, avec un foulard. Cette possibilité discursive évacue toute impression de monstruosité et traduit le regard sinon bienveillant, en tout cas neutre que poserait sur l'adolescente l'amie de la mère. Employer l'adjectif possessif rehausse l'apparence profondément choquante qu'a Hanna aux yeux des de l'amie de la mère, le fait que pour celle-ci Hanna n'est plus que ça: une malade, une fille atteinte d'une maladie. Elle abolit tous les autres pans de son identité pour ne plus révéler que celui-ci, à savoir sa qualité de malade. Puisque, effectivement, le regard porté est celui du dégoût. Confer deux phrases plus tard:
Ça me retourne le cœur, je me demande comment ils peuvent supporter cette situation.

Pareil choix de traduction pose deux questions.
La première, en lien avec ce que j'expliquais précédemment, est d'ordre philosophique et sociologique et réactive la question de l'identité: qu'est-ce qui et qui est-ce qui définit mon identité? À quel point le regard de l'autre posé sur moi est-il important dans la constitution de mon identité? Dans quel mesure puis-je faire abstraction du regard de l'autre posé sur moi quand je veux être moi-même?
La seconde question a trait à la traductologie est réactive pour sa part cette idée de la responsabilité du traducteur. J'induis un autre sens à la phrase en la traduisant ainsi. J'estime que ce sens n'est pas faux, certes, mais il n'empêche que j'influence un chouïa la narration: je la fais partir dans une direction qu'elle prenait à demi-mots seulement. Vais-je pour le coup trop loin? Non, je ne trouve pas. Et si tel était le cas, alors j'assume complètement ce choix de traduction et estime même important d'offrir au texte cette possibilité de lecture.

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